by Virginie PochonApril 25, 2025
Je suis assise devant mon ordinateur, près de la fenêtre, dans mon bureau. Les piaillements des oiseaux et les pétarades d’une moto ne suffisent pas à couvrir les rafales d’armes lourdes toutes proches, là-haut sur les hauteurs de Kenscoff, à Obléon, à moins de 5 kilomètres. Les gangs armés ont lancé leur première attaque sur Kenscoff, le lundi 27 janvier dernier, dans la zone de Belot. Ils y ont massacré des paysans et brûlé leurs maisonnettes. Les corps pourrissent sur place ou servent de repas aux chiens errants. Parmi les victimes, j’en connais certainement puisque c’est un territoire que j’ai sillonné à maintes reprises. J’habite à Kenscoff depuis 15 ans, après le tremblement de terre du 12 janvier 2010.
Réunion nationale de l'Espace national d'organisations de la société civile en Haïti (2024). Crédit : GAFE.
Face à ce genre de situation ici en Haïti, mon sentiment oscille entre impuissance, lâcheté et imposture. Mais au final, les lâches, ce sont ceux qui s’en prennent aux plus faibles. Ce sont les bandits et leurs complices qui ne font qu’exécuter un plan d’anéantissement systématique de l’humanité d’un peuple.
Depuis le débarquement de Christophe Colomb en 1492, Haïti subit sur une toute petite étendue de moins de 30 000 km2 les assauts brutaux du système néolibéral sur les êtres humains et la nature dans ce qu’il a de plus pervers et sordide : génocide des Taïnos, esclavage, code noir, rançon de l’Indépendance, domination raciale, destruction de l’environnement, travaux forcés, exploitation des ressources naturelles au profit de compagnies étrangères, spoliation de terres, expropriations, occupation militaire, dictature, ajustements structurels, privatisations, maladies, dénigrement, humiliations, corruption, impunité, ingérence politique, trahisons, assistanat, déculturation, trafics en tout genre…
Au cours des dernières décennies la décrépitude institutionnelle s’est installée et l’assassinat du Président de la République, Jovenel Moïse, le 07 juillet 2021, a révélé toute la mélasse malodorante de la politique haïtienne et de la diplomatie internationale.
En 2024, le Bureau des droits humains des Nations Unies recensait au moins 5 601 personnes tuées par les gangs armés et plus de 700 000 déplacé-es internes (approx. 6 pour cent de la population).
Village Alternatiba, Cité-Soleil (2017). Crédit: GAFE.
Mais, pendant que certain-es s’acharnent à humilier le peuple haïtien, à le martyriser, à le déshumaniser sous couvert d’aide humanitaire ou de développement, à lorgner sur ses ressources naturelles, des citoyen-nes et des organisations de la société civile haïtienne s’organisent et préparent la transition écologique et sociale sur les territoires. Parmi ces organisations, le Groupe d’Action Francophone pour l’Environnement (GAFE) que nous sommes trois membres fondateurs à avoir créé en 2003 en se donnant pour mission de révéler la conscience citoyenne des Haïtien-nes à travers l’éducation populaire à la citoyenneté et la construction d’une société civile revendicative. Aiguiser la pensée critique et rendre leur pouvoir d’agir aux Haïtien-nes.
En 2015, le GAFE a été invité à participer au Village des alternatives à Paris à l’occasion de la COP 21. Depuis il anime le mouvement national citoyen pour le climat, Alternatiba Haïti qui regroupe 37 groupes locaux qui militent pour la justice climatique. Cinq Villages des alternatives ont été organisés en Haïti pour promouvoir les initiatives locales pour le climat et l’environnement. Le prochain Village aura lieu à Ouanaminthe, dans le Nord-Est, en septembre 2025 sur le thème transfrontalier de l’extractivisme qui menace les écosystèmes et les communautés de la Région.
Alternatiba Haïti fait pression sur les décideurs politiques aussi pour le bannissement total, définitif et inconditionnel des contenants alimentaires à usage unique en polystyrène expansé. En 2019 le mouvement a décrété le 10 juillet Journée nationale de mobilisation citoyenne contre le Styrofoam et exige l’application du décret qui interdit ces produits en Haïti. Chaque année les groupes locaux mènent des actions collectives citoyennes sur leur territoire pour dénoncer l’inaction des pouvoirs publics et informer sur les risques pour la santé et l’environnement.
Par ailleurs, avec la création de l’Espace national d’organisations de la société civile revendicative en Haïti, le GAFE fédère une cinquantaine d’organisations qui s’engagent à porter le pacte pour la transition écologique et sociale aux prochaines élections pour faire émerger une nouvelle classe politique. L’échéance est cruciale pour la démocratie. Le Pacte prône la pleine participation citoyenne dans la définition de politiques publiques qui prendront soin des biens communs et de la vie sous toutes ses formes.
A notre toute petite échelle notre plus grande victoire est de mobiliser de plus en plus de citoyen-nes, d’ouvrir les yeux et les cœurs des Haïtien-nes pour un changement radical de société.
En outre, je suis certainement idéaliste (et je pense qu’il faut l’être pour mener la lutte !) mais je reste convaincue que pour réanimer l’humanité en chacun-e et faire front à un système de domination toujours plus agressif qui mise sur la terreur, le repli sur soi, l’individualisme et l’uniformisation de la pensée, il faut aussi mener une rééducation intellectuelle et émotionnelle à la beauté, à l’instar d’Elisée Reclus, pour ne pas sombrer dans la torpeur et la résignation.
Ainsi, notre combat est politique et idéologique. Notre espoir est dans la solidarité des individus et des peuples en déjouant toutes les stratégies de division. Les yeux des Haïtien-nes s’ouvrent, leurs esprits embrumés par les mensonges et la corruption s’éveillent. Le (r)éveil citoyen est inéluctable ; moi et le GAFE sommes fiers d’y contribuer.
Virginie Pochon is French. She has lived in Haiti for over 24 years. She is a founding member and project manager of the Groupe d’Action Francophone pour l’Environnement (GAFE), a Haitian organization campaigning for climate justice.
Virginie Pochon est française. Elle vit en Haïti depuis plus de 24 ans. Elle est membre fondatrice et cheffe de projet du Groupe d’Action Francophone pour l’Environnement (GAFE), une organisation haïtienne qui milite pour la justice climatique.
Read More