by Amber FrenchJune 16, 2025
"Whole-of-society defense", la défense globale, est un concept militaire qui met l’accent sur la participation élargie de la société à la défense d’un territoire national contre l’influence, l’invasion et l’occupation. Les partisans de la défense globale considèrent les civils comme l'une des parties responsables de la défense nationale, qu'ils s'engagent dans la violence, la résistance non-violente ou toute autre forme d'action.
La défense globale repose sur la coopération entre les civils et les forces armées, planifiée et coordonnée par l’État, les forces armées et le public. Cela la distingue de la défense civile non-violente (DCNV), qui ne désigne que des initiatives civiles plus organiques et non-armées. Cependant, ces catégories académiques qui tentent de séparer de manière chirurgicale la "résistance violente" de la "résistance non-violente" ne rendent pas pleinement compte de la manière dont la résistance à l'occupation s'est déroulée par le passé, et encore moins de la préparation de la défense en cours à Taïwan et de la résistance en Ukraine occupée aujourd'hui. (Il est néanmoins toujours utile d’avoir des catégories dans les sciences sociales !)
Quelles opportunités la popularité croissante de la défense globale ouvre-t-elle aux praticiens et aux partisans de l'action non-violente ? Le cas de la Lettonie nous éclaire sur cette question.
L'auteure co-présente avec Katrina Kaktina du ministère letton des Affaires étrangères, sur les stratégies non-violentes dans les zones de guerre, Copenhague, avril 2025. Crédit : Auteure.
Les Forces d'opérations spéciales américaines (US-SOF), un commandement transversal fondé en 1987 qui permet aux différentes branches de l'armée américaine de se coordonner dans le cadre d'opérations conjointes, sont chargées d'épuiser toutes les options non armées pour empêcher l'éclatement d'un conflit armé dans des pays étrangers, selon un conseiller de l’US-SOF qui, pour des raisons opérationnelles, souhaite rester anonyme. L'action non-violente est considérée comme ayant des mérites stratégiques en soi, en tant qu'option peu coûteuse et particulièrement intéressante pour sa valeur intrinsèque en tant que dissuasion. Elle est considérée comme partie intégrante de la défense nationale et donc comme auxiliaire des opérations armées. En d'atures termes, l’action non-violente est perçue comme un moyen de décentraliser la responsabilité de défendre un territoire national.
Il peut paraître surprenant (du moins pour moi !) que l’US-SOF encourage et conseille le gouvernement letton pour qu'il tire parti de l’action non-violente. En fait, « la résistance non-violente fait partie de la doctrine américaine depuis la Seconde Guerre mondiale », déclare ma source américaine, en précisant derrière que les références se font principalement en termes conceptuels plutôt qu'opérationnels. Pourquoi ? Car elle doit être "menée par des civils. Leurs institutions sont mieux placées pour réaliser des grèves et la désobéissance civile. L'occupation et, dans une certaine mesure, l'assujettissement exigent l’obéissance du peuple", explique ma source, faisant écho de nos grands penseurs de la désobéissance civile.
De fait, il existe de nombreuses nuances et tensions autour de la défense civile non-violente et de la défense globale, cette dernière étant plus présente aujourd'hui en Lettonie, malgré la pratique répandue et réussie de la DCNV proprement dite pendant l'occupation soviétique. Malgré le manque de réceptivité du public à tout ce qui est qualifié de "non-violent" à l’heure actuelle, le gouvernement letton prépare en toute logique son peuple à une DCNV par le biais de programmes de "préparation à la crise". Notamment, il a lancé un programme d’éducation à la défense très populaire et convaincant dans les lycées, s’inspirant de la défense compréhensive et incorporant certains éléments du corpus de l'action non-violente.
La loi lettone sur la défense nationale a été modifiée en 2020-21 pour indiquer ce que les civils peuvent faire en termes de non-coopération (mais aussi en termes d'action armée) en cas d'occupation. En 2020, le ministère letton de la défense a publié sur son site web une brochure intitulée "Que faire en cas de crise", disponible en anglais, en letton, en russe et en braille. Cette brochure explique les mesures concrètes à prendre en cas de coupures d'électricité ou d'autres problèmes causés par des « crises » telles que les catastrophes naturelles, les pandémies et les "opérations militaires". En lisant la section "Actions des résidents en cas de guerre", une page est consacrée à la "résistance", l’on observe que l'action non-violente des "résidents" (actes de noncoopération, grèves…) n'occupe pas nécessairement une place moindre dans la boîte à outils de la résistance que celle occupée par l'action armée. Elle a été rationalisée et intégrée.
Sans doute en raison de leur longue histoire de DCNV, le gouvernement letton semble convaincu qu’elle joue un rôle important dans la défense nationale—aujourd’hui plus que jamais pour faire face à la guerre hybride russe. "La résistance non-violente est un sujet de discussion et nous cherchons à la mettre en œuvre même dans la formation militaire", me confie ma source au Ministère letton de la défense, qui a souhaité garder l'anonymat. Cependant, en raison de l'expérience lettone pendant l'occupation soviétique et des horreurs que nous voyons en Ukraine, les partisans d'une "résistance non-violente" ou d'une campagne dite de « défense civile non-violente » seraient probablement considérés comme naïfs.
"Les gens sont plus désireux d'apprendre comment ils peuvent se préparer et comment ils peuvent soutenir l'armée. Ils sont impatients d'obtenir des informations sur la préparation aux crises. Ils sont très patriotes et soutiennent l'action militaire. Les gens sont très connectés et conscients de ce qui se passe en Ukraine. Ils ne pensent pas pouvoir faire quoi que ce soit avec une résistance non-violente", conclut ma source.
Pour ma part, j'en déduis que le gouvernement a simplement trouvé un nouveau cadre pour la DCNV et ses concepts connexes au sein de la défense compréhensive, qui placent l'action non-violente et l'action armée sur le même plan stratégique. Mais même ainsi, les méthodes de lutte contre la cyberguerre et la désinformation, principales caractéristiques de la guerre hybride à la russe, restent entièrement non-violentes, tout comme les grèves et la non coopération mentionnées dans la brochure du ministère.
Formation à la défense nationale, programme modèle pour l'enseignement secondaire. Centre Jaunsardzes en coopération avec le Centre national d'éducation et le ministère de la Défense, 2024.
Alors que la défense de la culture et de la langue contre l’influence soviétique était une préoccupation majeure dans le passé, la lutte contre la propagande russe et le développement de l'éducation à la défense et de l'éducation aux médias sont des priorités actuelles pour le ministère de la défense. Cyberattaques, désinformation, propagande… Ces tactiques de guerre hybride ont fait comprendre aux Lettons qu'ils devaient redoubler d'efforts pour introduire l'esprit de défense et de résilience dans les écoles. Et les élèves lettons sont apparemment désireux d'en savoir plus sur la défense nationale dans toutes ses dimensions.
"Nous pouvons vraiment les atteindre en tant que groupe cible", me dit ma source. "Il est plus difficile d’éduquer les adultes, en particulier les personnes âgées, qui sont difficiles à réunir. De plus, ils ont déjà leurs propres expériences de vie et leurs propres croyances", poursuit-il. Les enfants apportent à la maison de nouvelles connaissances, par exemple sur l'importance de la participation aux élections et de l'éducation aux médias, et donc constituent donc un groupe plus prometteur à cibler avec des initiatives éducatives sur la défense.
Il n'existe pas (encore ?) de programmes explicitement sur ce que j'appellerais moi-même "l'action non-violente" en tant que telle, mais le programme de défense de l'État comprend l'histoire de la résistance locale (y compris non-violente), des stratégies de cyberdéfense, le civisme, le patriotisme, la pensée critique, l'entraînement à l'aventure, la survie en forêt et la survie en hiver. Le programme a débuté en tant que projet pilote en 2018 et est désormais obligatoire pour les élèves en première ou terminale. Il consiste en une session d'une journée par mois.
Le cours a été très bien accueilli par les écoles et les élèves, selon ma source. Le programme a débuté avec 12 écoles, puis 50 l'année suivante, et il s'est développé à partir de là. Le principal défi consiste à former suffisamment d'instructeurs.
Il est difficile de nier l'efficacité de l'action non-violente lorsque les forces armées l'intègrent dans leur doctrine stratégique et leur formation—même en temps de guerre. Il est néanmoins très provocateur d'instrumentaliser complètement l'action non-violente ou de la poursuivre uniquement pour attiser la guerre et la violence politique. La réalité est que la guerre et les conflits persisteront. Nous devons étudier l'action non-violente en conjonction avec la défense armée, telle qu'elle se manifeste dans le monde réel d'aujourd'hui. La défense globale constitue, pour nous, praticiens et chercheurs en lutte non-violente, un excellent point d'entrée.
Plus précisément, à court terme, l'éducation à la défense ne doit pas se limiter aux concepts militaires ; le corpus de l'action non-violente enrichit notre résilience face à la guerre moderne et aux autres formes de violence politique. L'action non-violente est un moyen peu coûteux, inclusif, efficace et autonome pour chacun de défendre la démocratie et la liberté par ses propres moyens… et cela commence par l'éducation.
Cet article a été rédigé et traduit en anglais par Amber French à titre personnel. Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteure et ne reflètent pas celles de l'ICNC.
Amber French is Senior Editorial Advisor at ICNC, Managing Editor of the Minds of the Movement blog (est. June 2017) and Project Co-Lead of REACT (Research-in-Action) focusing on the power of activist writing. Currently based in Paris, France, she continues to develop thought leadership on civil resistance in French.
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