by Steward Muhindo KalyamughumaMay 23, 2025
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Cet article fait partie d'une mini-série REACT intitulée "La violence en ligne et hors ligne : La nommer, la défier, la dépasser". Lisez notre deuxième article ici.
Si autrefois les combats armés se menaient au front, aujourd’hui, les réseaux sociaux sont devenus un véritable champ de bataille parallèle. Sans bombes, fusils ou machettes, les réseaux sociaux permettent désormais aux acteurs anti-démocratiques de manipuler l’opinion, diffuser des récits mensongers, harceler et diaboliser les activistes, journalistes et chercheurs ne partageant pas leurs récits.
A ce sujet, le conflit actuel au Congo offre un exemple édifiant sur la nature et l’ampleur de désinformation en ligne ainsi que des stratégies pouvant être adoptées par les militants de la paix pour y faire face.
Source : About Congo.
Les réseaux sociaux sont un terrain fertile pour l'appropriation malveillante du langage militant. A l’instar du « blue-washing », selon lequel une corporation exagère son engagement à des causes honorables, ou bien du « green-washing » (l’éco-blanchiment) selon lequel une compagnie se sert faussement de l’argument écologique dans son marketing, les acteurs violents dans un conflit politique se positionnent parfois comme s'ils défendaient des causes honorables, alors qu’ils incitent à la violence.
Depuis la résurgence de la rébellion du M23 soutenue par le Rwanda, les personnes et organisations dénonçant pacifiquement les crimes commis par les groupes armés et appelant à la justice font face à cette violence en ligne organisée. Des artistes chantant pour la paix au Congo aux organisations militantes pacifiques comme la LUCHA en passant par des chercheurs travaillant sur le Congo, y compris ceux des Nations Unies, les voix de la paix sont assimilées à du "négationnisme du génocide des Tutsi", des "discours de haine contre les Tutsi" ou encore à une "allégeance aux génocidaires Hutu".
Denis Mukwege, figure emblématique de la lutte pour la paix et la justice au Congo, est l'une des principales cibles de ces campagnes de diffamation et de manipulation en ligne. Lauréat du Prix Nobel de la paix en 2018 pour les soins qu'il apporte aux femmes victimes de violences sexuelles du fait de la guerre, ce gynécologue congolais mène depuis plusieurs années un plaidoyer pour la création d'un tribunal pénal international sur le Congo afin de rompre le cycle d’impunité dont jouissent les seigneurs de guerre. Denis Mukwege est fréquemment accusé sur X de "propager la haine contre les Tutsi" ou encore de « soutenir les miliciens FDLR ».
Cet exemple illustre l'une des nombreuses façons dont les acteurs violents s'approprient des postures typiquement adoptées par les activistes pacifiques, c'est-à-dire la dénonciation de la haine et du génocide. Cependant, toutes les utilisations de la dénonciation ne sont pas pareilles : parmi les militants pour la démocratie, la justice et la paix, nous trouvons des utilisations visant à réduire la haine et le génocide. Chez d'autres acteurs, les usages, ironiquement, visent à inciter à la haine et au génocide. En adoptant ces postures, les acteurs violents utilisent le propre langage des militants comme une arme de répression. Si cette instrumentalisation des réseaux suggère que nos outils de protestation et de persuasion ont des impacts, nos mouvements doivent néanmoins envisager certaines stratégies pour faire face au problème (voir ci-dessous).
Byamungu Katema Pierre, notre camarade de la LUCHA dont l'assassinat a été manipulé par les rebelles du M23.
Ces campagnes visant les activistes pacifiques sur les réseaux sociaux au Congo n’émanent pas que d’initiatives privées. Un rapport de l’Université américaine Clemson révèle que le gouvernement Rwandais, qui soutient la rébellion du M23, a lancé une campagne de désinformation sur X. Des milliers de contenus générés par des faux comptes via intelligence artificielle ont notamment été publiés pour soutenir la position rwandaise sur le conflit en RDC et diaboliser ceux qui la dénoncent. Bien qu’une telle communication aille à l’encontre des règles de X, aucune mesure n’a été prise par le réseau social pour l'arrêter.
La désinformation numérique est un phénomène largement présente dans plusieurs conflits armés et Etats. Dans de nombreux pays, les manifestants dénonçant les crimes d'Israël à Gaza sont taxés d’antisémitisme. C’est notamment le cas de l’activisme suedoise Greta Thunberg qui a été qualifiée d’antisémite pour avoir appelé à un « cessez-le-feu » au Proche-Orient lors d'une marche pour l'environnement en novembre 2023.
Les campagnes de désinformation en ligne polarisent les débats publics et attisent la haine communautaire. Pire, elles peuvent s’avérer fatales pour les personnes ciblées. Le mouvement citoyen non-violent LUCHA (Lutte pour le Changement), victime de diabolisation permanente sur les réseaux sociaux en raison de son engagement pacifique pour la paix, en a payé le prix ultime. Le 12 février 2025, Byamungu Katema Pierre, un membre de la LUCHA a été abattu par les rebelles du M23. Sur X, les membres du M23 ont vite présenté la victime comme un milicien tué au combat, arme à la main. Un rapport de Human Rights Watch a révélé que la victime avait été contrainte, avec 4 autres activistes, de transporter les cadavres des rebelles avant d’être froidement abattu en raison de son engagement pacifique pour la paix.
Source: About Congo.
Que ce soit à Gaza ou au Congo, l’instrumentalisation des réseaux sociaux visent à délégitimer les voix de la paix dans l’opinion publique et les contraindre au silence. Les acteurs des conflits armés tiennent ainsi à tuer la vérité et la liberté d’expression pour laisser émerger un monde qui ne répond qu’à leurs aspirations et visions. Les voix de la paix ne doivent pas se taire.
Il est important de poursuivre le combat—en observant la discipline non-violente, toujours. Il est vrai qu’à Gaza sous les bombes d’Israël ou à Goma où toute critique risque une balle dans la tête, la lutte non-violente peut paraitre totalement inefficace ou dangereuse. C’est pourtant ce qu’il faut faire pour combattre la désinformation en ligne. Si nos bourreaux utilisent les modes d’action non-violents pour nous accuser d’être ce qu’ils sont, violents, c’est surement la preuve que ce moyen de lutter est plus puissant qu’on ne l’imagine. Ne reculons pas, n'abandonnons pas notre méthode de lutte non-violente.
Par ailleurs, faire face à la désinformation en ligne exige une communication claire et sans ambiguïté. Cela ne fera probablement pas cesser la campagne de diffamation et de diabolisation. Cependant, une communication claire sur le choix de l'action non-violente permettra que les personnes de bonne foi ne tombent pas dans la manipulation inconsciemment.
Enfin, il faut éviter l’autocensure. En menant leur campagne de diffamation massive sur les réseaux sociaux, les acteurs des conflits armés cherchent à nous faire taire, surtout lorsque notre parole ne conforte pas la leur. C’est leur faire plaisir que d’abdiquer.
Agir pour la paix dans un environnement hyperconnecté présente de nouveaux défis. La lutte non-violente suscite l'anxiété chez nos adversaires violents, qui disposent de moins d'avantages stratégiques sur ce type de champ de bataille.
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En fin de compte, c'est notre interaction sur les réseaux sociaux qui confère à ces outils leur pertinence et leur influence. Les réseaux peuvent être utilisés de manière à renforcer et amplifier efficacement le pouvoir citoyen. Mais lorsque nos oppresseurs instrumentalisent ces outils pour promouvoir leurs programmes de violence et de haine, avec des conséquences lourdes pour nos mouvements, nous devons reconsidérer notre comportement en ligne, ainsi que les entreprises que nous soutenons, par rapport à celles que nous tenons pour responsables de leur complicité dans la violence.
Steward Muhindo Kalyamughuma is a Congolese activist with the nonviolent, non-partisan citizen movement LUCHA (Lutte pour le Changement, Struggle for Change), and a researcher on human rights and armed conflict at the Centre de Recherche sur l’Environnement, la Démocratie et les Droits de l’Homme (CREDDHO).
Steward Muhindo Kalyamughuma est activiste Congolais du mouvement citoyen non-violent et non-partisan LUCHA (Lutte pour le Changement) et chercheur sur les droits humains et les conflits armés au Centre de Recherche sur l’Environnement, la Démocratie et les droits de l’Homme (CREDDHO).
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